"Grimpe en douceur
Petit escargot
Tu es sur le Fuji !"
Kobayashi Issa (1763-1828)
Un petit compte-rendu de lecture aujourd'hui, car figurez-vous que, les longues soirées pluvieuses venues, les souris vertes les plus studieuses préfèrent exhiber un livre plutôt que de passer leur temps à jouer à Lance Ton Pingouin (les souris ont trop de respect pour les pingouins, de toute manière). Aujourd'hui, c'est un petit ouvrage initulé Une question de taille qui nous occupe. Son auteur, Olivier Rey, est philosophe et mathématicien d'après notre long travail bibliographique de lecture de la jaquette.
Disons le d'emblée, la rédaction des souris vertes est partagée sur cet ouvrage, et il n'est pas certain que nous en recommandions la consultation à l'assemblée sympathique de nos fidèles lecteurs. En effet, si la thèse centrale est fort intéressante, elle s'appuie essentiellement sur les travaux d'un penseur du 20ème siècle assez peu connu, Ivan Illich, et son exposition est à notre humble avis relativement décousue, un brin brouillonne, avec un discours dont l'articulation générale est assez difficile à cerner et truffé d'affirmations péremptoires qui peuvent laisser mal à l'aise même si l'on est d'accord sur le fond avec l'auteur. On ne peut cependant que remercier chaleureusement celui-ci de nous mettre en contact avec une pensée injustement méconnue, simplement on s'interroge sur la pertinence d'aller lire directement les ouvrages d'Ivan Illich plutôt que leur résumé dans Une question de taille.
Pourquoi donc parler de ce livre, dans ce cas, entends-je certaines voix protester ? C'est que, malgré les défauts mentionnés, le propos général est vraiment, vraiment, absolument fort intéressant. Pour rendre justice à l'auteur, il cite aussi nombre d'autres écrits passionnants en plus de ceux d'Illich, qu'il va falloir aller emprunter d'urgence à la bibliothèque, notamment The breakdown of nations de Leopold Kohr, une réflexion apparemment puissante sur la taille des sociétés humaines.
Ivan Illich, quant à lui, donne l'impression d'être un penseur iconoclaste qu'il vaut la peine de fréquenter. Un peu à l'instar de Christopher Lasch, qui est également cité quelquefois, il s'agit d'un esprit inclassable, inaffiliable à une mouvance ou un parti, traité à la fois de réactionnaire par les progressistes, de révolutionnaire inconscient par les plus conservateurs, le type de pensée libre et sans entrave qu'on aime aux souris vertes. Un prêtre anti-autoritaire qui critique le système d'éducation nationale ou la création des hôpitaux ! Autant vous dire que, malgré qu'on en die, nous remercions platement Olivier Rey de nous avoir présenté ce personnage haut en couleur.
Et ce n'est pas tout. Car la thèse centrale du livre, reprise d'une lignée de penseurs dans laquelle s'inscrit Illich, est tout simplement renversante : tout est une question de taille. Plus précisément, il existe une échelle propre à chaque chose, qu'il est vain de vouloir transgresser. Autant dire que l'on prend le contrepied immédiat de toute la construction de nos sociétés modernes et de la science qui les fonde, dont le rôle est précisément de sans cesse repousser les frontières et les limites : frontières du visible, du vivant, du classé, du connu, du maîtrisé, du domestiqué, du connecté. Gageons que cette idée n'aura donc pas que des amis et qu'il faudra à certains une bonne séance de respiration avant d'être capable de l'entendre sans bouillir.
L'auteur reproduit un article remarquable, paru en 1926, du biologiste John Burdon Sanderson Haldane, dans lequel celui-ci démontre de façon particulièrement convaincante que ceci est vrai pour tous les organismes vivants : dans la nature, il existe une échelle à laquelle un type d'organisme peut survivre, et il ne peut changer sensiblement de taille sans changer de forme et de fonctionnement interne. Par exemple, si les insectes peuvent faire circuler l'oxygène absorbé directement à la surface de leur carapace, des organismes de plus grande taille ne pourront pas adopter la même stratégie, qui n'est possible que sur de très courtes distances, et développeront donc tout un système sanguin pour acheminer l'oxygène aux différents organes. Et cette stratégie, elle-même, impose des limites, car il faut ensuite déployer une énergie colossale pour pomper ce sang à travers des distances de plusieurs mètres. Dans la même veine, sans mauvais jeu de mots, Haldane démonte le mythe des géants humanoïdes, qui se briseraient aussitôt les membres dès qu'ils devraient se redresser vu la pression qui s'exercerait sur leurs fémurs. Pour être capable de supporter son propre poids, au delà de 2,50m ou 3m, un animal doit sans doute adopter la forme des rhinocéros, pattes courtes, près du sol, forme ramassée et compacte, ou bien celle de la girafe qui possède des membres extrêmement fins et un cou élastique. Bref, ôtons bien vite de nos têtes ces images de souris vertes géantes, mutantes et carnivores, nos petites souris vertes sont justement cela, petites, et entendent le rester.
Mais le plus intéressant de l'affaire est que cette idée peut se décliner en vérité dans tous les domaines : pour les sociétés humaines, par exemple, il existe une échelle à partir de laquelle une nation devient proprement ingouvernable. De même, il existe une extension à partir de laquelle l'école, comme l'hôpital, ne peuvent plus jouer leur rôle et se transforment en machines à contrôle plutôt qu'en instrument d'émancipation et de bien-être. Et l'on pourrait décliner ainsi cette analyse sur à peu près tout ce que l'on voudra : la taille des villes, des véhicules, des logements, des stades de foot, et tout ce qui vous passe par la tête.
Si l'auteur n'évoque que très peu les communications et les proverbiales nouvelles technologies, les souris vertes ont immédiatement vu la pertinence de leur appliquer cette analyse qui résonne fortement avec notre grand dossier sur les grandeurs numériques : un des gros problèmes du numérique aujourd'hui est son extension spatiale (réseau mondial) et temporelle (communications instantanées, du moins du point de vue de la perception humaine), ainsi que la manipulation d'échelles totalement incompatibles avec le vivant. Le moindre appareil électronique de quelques centimètres de diamètre est désormais capable d'embarquer plus d'informations que vous ne pouvez en lire ni en produire pendant toute une vie, ce qui a l'air de soulever de nombreux enthousiasmes benoîts, mais ne laisse pas de nous préoccuper en ce qu'il annonce de déconnexion avec les expériences proprement sensibles et humaines, et de perte d'autonomie sur ces appareils que nous ne pouvons appréhender. Nous disgressons ici un peu du propos du livre, mais il nous semble que tout ceci est à la base de la pensée magique qui s'extasie sur les Algorithmes d'aujourd'hui, sur laquelle il nous faudra revenir.
Que faire donc de ce petit ouvrage d'Olivier Rey ? Eh bien, si cette petite recension vous a piqué au vif, n'hésitez pas à vous le procurer ou à l'emprunter, mais soyez prévenu que, maintenant que vous en connaissez la teneur, vous resterez sans doute un peu sur votre faim à sa lecture, tout comme la rédaction des souris vertes. Mais justement, ceci est peut-être une très bonne première étape pour aller explorer d'autres pensées et interrogations portant sur le même thème.
Et, que vous le lisiez ou non, nous vous recommandons absolument de garder en tête cette fameuse question de taille et de l'utiliser comme une grille d'analyse qui vous guidera au quotidien. Non seulement elle permet de nous extasier sur certains phénomènes naturels ou artificiels en les voyant fonctionner à leur échelle propre, mais elle permet également de réfléchir sur des excès et extensions abusives de nos sociétés modernes qui transcendent les échelles à grand coup d'énergie gaspillée et d'environnement saccagé. Dans le domaine particulier du numérique, on pourra observer d'un oeil neuf les usages que nous faisons de ces technologies, en constatant par exemple la quantité de courriers ou de photos que nous produisons chaque jour, par rapport à ce qui serait réalisable sans leur aide, munis par exemple d'un papier, d'un stylo, d'une boîte de crayons de couleur et d'un ou deux facteurs courageux. Sans condamner ou jeter l'anathème de manière brutale, nous invitons simplement à réfléchir sur le caractère si "naturel" de ces évolutions que l'on voudrait nous vanter comme des produits nécessaires d'une histoire qui n'est qu'un constant progrès vers des horizons radieux.
Nous adressons donc un chapeau bas à l'auteur de nous donner de quoi méditer pour les longues soirées d'hiver, et même en toute saison, et vous laissons décanter toutes ces belles réflexions qui, n'en doutons pas, finiront par changer la face du monde, ou au minimum la couleur de quelques souris pas-tout-à fait-encore-vertes-mais-presque.